Livre Un, Prologue.
Il fut dit de la jeune Élie qu'elle était le plus jolie des boutons de
roses, et qu'elle serait, une fois éclot, une magnifique épouse aux
allures de pivoine, ou de rose sans épine. Pourtant, elle avait la grâce
des sylvains, petite et toute fine, si différente des femmes de son
village, hautes et fortes comme des bœufs. Peut être même que cette
fragilité certaine faisait alors son charme. D'un autre côté, son
caractère enclin à tout en ferait une épouse prévenante et silencieuse,
aussi docile qu'un chien bien dressé. Elle se laissait guider, naïve et
innocente, et pleurait dignement. Élie était la fierté de sa famille.
Une fois mariée, la famille serait riche de trente cochons et d'une
petite somme, qui permettrait à la seconde, un peu moins jolie, d'être
elle aussi mariée. Un bon partit l'attendait pour ses quinze ans ; le
mariage était déjà tout préparé, il ne restait plus qu'à la jeune fille
de voir ses quinze ans fleurir, et se faner bien vite dans les beaux
draps de Thoram, le fils du forgeron du village. Thoram n'était pas
beau, mais il savait quoi faire de ses mains, et s'il était également
indélicat, on disait de lui qu'il était presque fidèle. Loin de
Begharan, de Cyrosh et de la guerre, le couple aurait pu vivre
longtemps, heureux, comme si de rien n'était, parmi la boue et la
marmaille. Il aurait pu, à la différence près que Élie n'était pas bien
ce matin. Elle avait passé la nuit au lit, sous les lourdes couvertures
trouées de la famille. Son père était allé au champs pour quatre longs
mois et ne devait revenir que dans quelques jours. Il avait laissé à la
maison sa femme, et ses deux filles. Élie était l'aînée des deux, mais
elle était la plus faible et la plus fragile. L'inquiétude, pourtant,
n'était pas vraiment la même que d'habitude. La mère de Élie ne
s'inquiétait pas de savoir si sa fille ne couvrait rien de pire qu'une
fièvre ; elle s'inquiétait juste de savoir si elle survivrait jusqu'au
mariage. C'est dans un lit bien froid que la petite tremblait, elle
avait froid, comme si elle avait la mort dans l'âme. La mère vint
régulièrement tout le long de la journée, priant silencieusement
quelques dieux idiots qui auraient pu l'entendre, mais au petit soir,
rien n'avait changé. Petite dans le lit miteux, la petite exultait,
suait, tremblait et râlait de douleur. Elle observait d'un œil absent la
fenêtre, et plus loin derrière, la voûte céleste, illuminée d'un
milliers d'étoile et d'une belle vierge, ronde et pleine. Elle avait
oublié son manteau blanc, et elle était bien rouge, rouge de sang et de
guerre. Une bataille venait d'éclater sur Mérulik, et les cris de
guerre, elle semblait pouvoir les entendre. Pure folie : Mérulik était
bien trop loin, à plusieurs jours de cheval de sa petite province. Alors
pourquoi ? Elle respirait le sang, alors que la chambre était pure, et
elle ne sentait que le renfermée. Elle pouvait voir les images, sous ses
paupières, de meurtre, de bataille. Elle voyait ces hommes qui tombent
au combat, et elle s'en effrayait, elle qui n'avait jamais connu que la
crasse de sa condition. À un moment, elle se redressa dans un cri, et
quand elle ouvrit les yeux, ce n'était pas cet homme égorgé qu'elle
voyait, mais seulement ses pieds qui avaient glissé hors de la
couverture.
En sueur. Elle sentait les gouttes qui roulent sur la peau, et sa gorge
se serrait, sèche comme un vieux désert sous un soleil de plomb. Elle
avait chaud, mais la petite bise qui passait entre les volets de la
baraque lui glaçait le sang. Elle retomba dans les draps, comme un corps
mort, et fixa un point imaginaire. Il ne fallait pas qu'elle ferme les
yeux. Si elle les fermait, elle avait revoir ces visages crispaient de
douleur, transformaient par la haine, tellement fous de douleur et de
haine. Elle tremblait dans sa petite robe de lin, légère et sale, et ses
cheveux noirs formaient autour de sa tête une auréole sombre, qui ne
rendait que plus magnifique le nacre de sa peau. Elle était jeune, et ça
aurait été malsain que de dire que son visage, rougie par la fièvre et
les pleurs naissants, avait quelque chose de presque érotique, ou tout
du moins, c'était sans doute ce qu'aurait pensé Thoram. Elle roula sur
le côté, ses cheveux collants à ses tempes trempées, et refoula un
sanglot. Ça faisait mal à l'intérieur, un mal de chien. Élie avait
l'impression de sentir ses boyaux se tordre et se presser, et son sang
pulsait dans ses veines comme des chevaux en délire, qui ne s'arrêtent
plus. Avait-elle mérité un tel sort? Qu'avait-elle mangé qui eut pu la
rendre à ce point malade? Elle sentit un haut le cœur quand dans son
crâne, l'image d'un homme éventré, jeté dans un fossé, fit son
apparition ; mais tout resta à l'intérieur. Elle secoua frénétiquement
les jambes, se tendant, puis se repliant sur elle même, les genoux sur
le buste, puis comme la douleur ne disparaissais pas, elle se mit à se
balancer, comme pour se calmer, mais voilà, la douleur ne s'en allait
pas. Persistante et mauvaise, lancinante, elle remontait en un
fourmillement tout le long de son corps, engourdissait jusqu'à son âme.
Bientôt, elle mourrait. Elle en était sûre. On ne souffre pas autant
pour rester en vie. C'est alors en plaintes silencieuses, entre ses
dents murmuraient, qu'elle se perdit, le front dégoulinant autant que
ses yeux. Elle hallucinait, maintenant. Allongée dans le lit, la
couverture sur elle, elle regardait le pieds du lit.
Là, un oiseau blanc attendait. Si ses yeux n'avaient pas été embué, elle
aurait vu que le magnifique oiseau était une chouette au plumage blanc.
Peut être un harfang, quoi qu'elle fut trop petite pour en être une.
Une chouette, dans une chambre close. Par où était-elle rentrée? Élie ne
voulait même pas le savoir, s'attendant à ce que d'une seconde à
l'autre, la chouette se transforme en chien, et pourquoi pas en lion et
la dévore. Alors elle fixa l'animal, ailleurs. Le plumage de la chouette
était magnifique, d'un nacre pure, mais le plus étonnant était ses
yeux. Une de ses iris était bleu de glace, quant à l'autre, il prenait
une couleur écarlate, comme l'ardent braise sous la cendre. Un œil bleu,
un œil rouge. Aucun animal n'avait de tels yeux, et pourtant, même Élie
toute embuée, pouvait voir l'éclat de ses yeux iris. Le diable, alors?
La douleur n'était que punition? Oui, bien sûr, elle avait péché, mais
comme n'importe qui. Elle avait embrassé sur les lèvres son beau Thoram
avant le mariage, mais Thoram lui avait assuré que ce baiser ne l'avait
pas mise enceinte. Peut être alors était-ce une punition pour ses
parents? À l'aube du jour dernier, sa jeune sœur avait écrasé une
coccinelle. Meurt-on pour si peu de chose? Élie renifla, alors que la
chouette regardait d'un œil fixe l'étrange scène qui se déroulait là.
Puis finalement, la douleur fut plus terrible encore, et là Élie ne put
rattraper ses pleurs et ses cris, et elle hurla dans toute la maisonnée,
comme une folle, comme si elle était sous l'emprise du diable, quand ce
n'était que la douleur qui la faisait se plier en deux et vomir du sang
épais et noir sur les draps. Elle vomissait, encore et encore, et
malgré ses cris, malgré ses pleurs, l'oiseau, lui, ne bougea pas. Il
observait, silencieux et noble sous ses plumes blanches. La jeune fille
se mit à vomir plus fort encore, et finalement la porte s'ouvrit,
claquant. C'était la mère qui était là, qui fixée d'un air ahuris sa
fille se vidait de tout ce qui pouvait bien y avoir en elle. Un cri
perça le silence, comme un éclair dans les cieux, et le corps de la
jeune fleur tomba sur les draps, la tête la première dans la gerbe
gluante et sanglante, inerte. La mère approcha, poussa le corps,
l'examina en silence, fébrile. Une seule conclusion : elle venait de
mourir. Un long frisson remonta la mère qui poussa la seconde fille,
agglutinait devant la porte. Il fallait courir, vite, prévenir
quelqu'un. Dans la maison, bientôt, il n'y eut plus personne. Et
personne visiblement n'avait remarqué la chouette blanche, perchait au
bout de lit. Elle, elle attendit, sagement et calmement, que ça
revienne, car ça reviendrait. La déesse l'avait dit, alors il fallait
bien s'y attendre. Le regard de la chouette glissa sur le sol jusqu'à la
porte, puis de la porte sur le corps. Les autres fois, ce fut nettement
plus rapide, pensa l'animal.
…
L'animal piaffa. Ça l'inquiétait, tout d'un coup. Ça mettait trop de
temps. C'était il trompé? N'était-ce pas elle, l'élue de la déesse? Il
gonfla son poitrail et étendit ses ailes, fier, puis les rabattit sur
son flanc. Le silence était pesant dans la pièce. L'oiseau ferma les
yeux, un instant, puis les rouvrit. Elle bougeait, lentement. Elle
tendit sa main, déplia très lentement les doigts. L'os craqua. Le sang
reprit sa course dans le corps. Elle ouvrit les lèvres, et gonfla à
nouveau d'air ses poumons. La première respiration la fit tousser ;
c'était plus douloureux que la dernière fois. Elle ferma la bouche, avec
ce goût dégueulasse à l'intérieur. C'était quoi? Du vomit? Elle se
roula sur le côté et se redressa un peu, à genoux sur le lit. Les yeux
fermés, elle se repérait à l'odorat, au sens. Elle était chasseuse, elle
était prédateur au pays des hommes. Lentement ses yeux s'ouvrirent, et
son œil droit avait pris l'ardent rougeâtre des rubis et du sang. La
couleur écarlate brillait dans l'obscurité de la pièce. La chouette
piailla. Lentement les pupilles de la jeune fille glissèrent jusqu'à
l'oiseau. Un instant, il y eut le silence. Puis le moment d'après, elle
attrapa violemment l'oiseau par les ailes et le secoua. Il se débattit,
piaillant un peu plus fort encore.
« Oh toi! » Siffla la jeune fille entre ses lèvres. « Tu mériterais que j'te déplume et que j'te rôtisse! Où je suis?! Où je suis?! »
La porte craqua derrière eux. Elle cessa de secouer le piaf et resta
statique. Un long frisson lui remonta l'échine, et lentement elle tourna
la tête, avec un air mauvais. Sur le seuil, ce qui était sa mère et son
futur, ainsi que sa sœur. Visiblement, ils étaient étonnés, et choqués.
Il y avait de quoi. Sur le visage, Élie avait son propre vomis, épais
et noir autour de ses lèvres. Elle avait l'air d'un diable, les yeux
vairons, l'un bleu, l'un rouge sang. Ses cheveux défaits lui tombaient
sur les épaules en une cascade sombre. La mère tressaillit en croisant
le regard de sa femme et hurla quelque chose qu'elle ne comprit pas.
Seul le fils du forgeron restât là, ne comprenant pas. Où était passé la
belle jouvencelle aux airs de colombe? Thoram avança, sa main était
large, plus large que ce corps que l'entité ne connaissait encore pas,
pas assez tout du moins. Elle se déroba pourtant, quand la main voulu
enserrait son bras.
« Qui... Qui es-tu? Élie... Est-ce toi? »
Voilà ce qu'elle balbutiait, cette incapable génitrice. Élie posa son
regard sur elle, un regard noble et hautain à la fois. L'entité était
vieille, elle avait longtemps vécu, et d'aussi loin qu'elle s'en
souvenait, elle avait toujours été des créatures des hautes sphères.
Même dans sa première vie, où elle était encore libre et sans attache,
elle se souvenait d'avoir été majestueux sous son pelage d'onyx.
Aujourd'hui, elle était dans une chambre, elle sentait le vomis à plein
nez, et ça sentait la crasse. Ses ongles étaient longs et noirs de suie.
On osait la toucher. Où était alors toute la crainte que jadis elle
avait pu inspiré? Elle releva le nez, violente et terrible à la fois.
Son rictus mauvais dessinait sur son visage une exp ression inédite pour le corps dont elle avait hérité.
« Je suis Elliëh'Shévã de Thõres'Akkàr, et toi, manant, qu'es-tu? Que diable fais-tu dans ma suite? Non... » Elle se frappa au niveau du front, agacée. « Non. Où suis-je? Où suis-je et qui suis-je? »
L'homme la regarda un peu ahuri. Elle ne se souvenait donc de rien? Ou
alors, jouait-elle? Personne, là encore, ne semblât remarquer la
chouette blanche qui pendait, visiblement vexée, au bout du bras de
celle qui venait d'une contrée dont personne ici n'avaient connaissance
de l'existence. Et c'était bien normale, pensa la chouette, car il y
avait plus de dix milles lunes qui séparaient les deux époques. Thoram,
lui, ne comprenait toujours pas bien, et comme la nature n'avait doté ni
sa face ni son intellect d'avantages brillants, il balbutia à son tour :
« Tu … Tu es chez toi. Tu es Élie, fille de Pupazzo le fermier, et moi, je suis Thoram, ton futur. »
Silence dans la pièce. Elle réfléchissait, vite, bien. Elle regarde
autour d'elle, et finalement se jugea du regard. Elle était mince, voir
même maigre, visiblement pas très forte. Elle avait de la peine à tenir
la chouette au bout de sa main, comme elle avait de la peine à calmer
son palpitant dans ce moment d'excitation. Ainsi donc, elle n'était plus
à Thõres'Akkàr, pas plus qu'elle n'était à l'époque de ce bon
Braz'Lian. Où diable la déesse l'avait elle envoyé? Le temps de la
réflexion, la jeune sœur de Élie avait craché sur le sol, en persiflant.
« Diablesse! Diablesse! »
La main de la mère frappa la sœur cadette. Thoram, lui, ne disait rien.
Élie, elle, semblait réfléchir. Sauter par la fenêtre, les tuer tous les
trois, ou encore les bousculer et fuir? Ça semblait invraisemblable.
Elle relâcha l'oiseau qui tomba sur le sol. Et cette fois-ci encore, la
présence de l'oiseau ne semblât même pas attirer leur attention. Élie
siffla entre ses lèvres, et s'élança. C'était sa seule chance, à partir
de maintenant. Fuir, et vite. Elle rentra dans le lard du grand Thoram,
et même si elle était toute fine et bien frêle, il recula d'un pas,
étonné. Elle se décala aussitôt, et se faufila félinement et rapidement
en dehors de son étreinte, et partit en courant dans les couloirs.
Affolée, c'était ce qu'elle était. Derrière elle, l'oiseau s'éleva dans
les airs et fila comme une flèche blanche dans les airs. Il découpa un
trajet, et, le captant, elle le suivit. Elle courrait comme ça, nue sous
sa robe de lin, ne sachant même pas où elle allait, où elle pouvait
bien courir comme ça, mais elle lui faisait confiance – un minimum. Il
avait été de nombreuses fois son guide, et encore aujourd'hui, il lui
serait utile, pour sa quatrième réincarnation. Elle sauta les barrières,
rapide, mais pour la dernière, son saut fut mal calculé. Son pieds
frappa dans une planche de bois et elle chuta. Elle détestait déjà ce
corps maigrichon et frêle. Était-ce un jeu, que de lui donnait
l'apparence d'une gueuse? Elle se releva en crachant sur le sol, et
reprit sa course, précédée de l'oiseau blanc. Elle s'enfonça à l'orée du
petit bois, les pieds bientôt écorchés par les racines, les pierres et
les ronces. Elle s'arrêta quand elle fut bien loin de la petite maison,
et se posa sur le sol pour reprendre son souffle. L'oiseau se posa à
côté d'elle, intéressé. Il la détaillait, du coin de l'œil, et quelque
part, sous son lourd plumage, il était amusé. Elle n'avait pas changé.
Ce même visage boudeur et colérique, ces mêmes yeux, uniques de par leur
couleur, et quelque part, elle avait même gardé sa grâce éternelle.
Elle regarda la chouette, et soupira.
« Il est où? » L'animal resta silencieux. « Elle
m'a envoyé ici, dans ce corps miteux, et elle voudrait que je le
retrouve parmi la populace entière? Non... C'est pas vrai... Quel
calvaire... » Elle se frappa la tête, ahurie. Silence. Elle reposa ses yeux sur la chouette. « Et maintenant, je fais quoi, moi? »
L'animal regarda sa maîtresse, et battit des ailes pour s'envoler. Elle
arqua un sourcil, alors qu'il avançait lentement vers on-ne-sait-où.
Elle siffla, il s'arrêta. Elle secoua doucement la tête, se redressa,
son myocarde battant à nouveau régulièrement. La chouette se posa sur
son épaule, griffant sa peau. Élie resta silencieux, observant
l'intérieur du petit bois, et siffla entre ses lèvres, agacée :
« J'imagine qu'il n'y a pas de Atalante ici? Ou même mon archère? … ce monde sera bien triste. »
Elle roula des yeux, puis reprit, plus calme alors : « Nous
allons trouver un ruisseau, je m'y laverais, ensuite nous chercherons
une arme, et... Et à partir de là, nous aviserons. »
L'oiseau battit des ailes, visiblement enthousiaste. Ce n'était pas
exactement le cas de la jeune fille. Elle regarda autour d'elle, et prit
la route que son instinct lui dictait de suivre. Maintenant, elle
commençait une nouvelle aventure. Oh, elle savait déjà que cette
dernière serait compliquée, et qu'elle serait bien moins amusante que la
dernière, et peut être même plus longue. Un coup d'œil sous la robe, et
elle avisa ce corps à peine former, loin d'être musclée. Oui. En
marchant sur la route, elle savait que ce petit bout de chemin n'était
pas seulement qu'un chemin matériel. C'était également le début d'un
chemin physique et spirituel. Elle commençait ici sa destinée, son
devoir. Elle soupira. Elle n'aurait peut être – visiblement – jamais du
lier son âme à celle de la déesse.
Blasphème.
…
D'la merde. Ce voyage commençait déjà à l'agacer.